Immobilier commercial, une bulle prête à exploser ?
Malgré une stagnation durable de la consommation, le boom de l’e-commerce, et des clients qui aspirent à repeupler le centre-ville, les promoteurs immobiliers poursuivent sans relâche leur politique de construction de zones commerciales. Jusqu’à provoquer une bulle immobilière ?
(Mis à jour le 3 mai 2018)
Des panneaux “A vendre“ ou “A louer“ qui se multiplient, des trompes l’œil pour cacher les vitrines vides, des associations de commerçants et fédérations professionnelles qui ne cessent d’alerter les pouvoirs publics sur la gravité de la situation des centres-villes… Et pourtant rien n’y fait. D’après le dernier rapport établi par le cabinet spécialisé dans l’immobilier commercial, Cushman&Wakfield, « les surfaces inaugurées en 2017… totalisent environ 780 000 m² (tous types d’actifs confondus) » ! Un phénomène qui perdure maintenant depuis des années. Le cas de l’Ile-de-France est représentatif de cette boulimie constructive : depuis 2010 pas moins de 14 nouveaux centres commerciaux ont ouvert leur porte (Qwartz, Aeroville, le Millénaire, So Ouest, les Saisons de Meaux, Plein Air, les 4 chênes, Okabe, One nation, les armoiries, l’Ilo, Marques Avenue, White Parc, Saint Lazare) ! Problème, la fréquentation de ces centres ne suit pas, au contraire même, depuis la crise économique de 2008, elle s’inscrit régulièrement en baisse.
La fréquentation dans les centres commerciaux est en baisse, alors que dans le même temps l’e-commerce est en plein boom
Et la tendance ne devrait pas s’inverser, avec un client qui aspire à réinvestir les centres-villes, mais surtout le boom de l’e-commerce, qui connaît une croissance sans égale depuis plusieurs années. En 2017, le bilan annuel de la Fédération de la Vente à Distance (FEVAD), fait ainsi état d’une progression des ventes de 14% ! Ce qui n’est en rien une année exceptionnelle. “Même aux Etats-Unis, où le marché de la vente en ligne est pourtant plus mature qu’en Europe, le secteur continue d’enregistrer des croissances très importantes, de l’ordre de 15% ! Tout laisse donc à penser que le marché français va continuer à croître à un fort rythme d’ici les prochaines années », explique François Momboisse, président de la FEVAD. Il n’en fallait pas plus pour que certains analystes se mettent à parler de bulle immobilière.
Une vacance commerciale en forte hausse
Il y a-t-il donc trop de centres commerciaux en France ? « Oui sans aucun doute », tranche d’emblée Christian Dubois, Directeur Général Cushman & Wakefield France, qui souligne notamment le fait que « la consommation augmente bien moins rapidement que la construction de m2 ». Ce qui ne l’empêche pas pour autant de s’opposer au gel de la construction de nouvelles surfaces commerciales, une revendication reprise actuellement par de nombreuses associations et fédérations de commerçants de centres-villes. Et tant pis si cela implique de voir dépérir certaines zones commerciales. « La mort fait partie de la vie du commerce, s’explique-t-il, nous pouvons très bien transformer ces locaux vacants en bureaux, logements ou même équipements publics. Et puis il faut aussi voir le bon côté des choses : les nouveaux équipements répondent aux normes écologiques et ciblent mieux les besoins du consommateur grâce à une offre plus pertinente. » Un déplacement de clientèle que l’on observe dans certain cas, même si pour le moment le phénomène reste assez limité. En effet, en 2015 déjà, la fédération du commerce spécialisée Procos notait que « le taux de vacance des centres ouverts dans les années 1970 oscillait autour de 5%, celui des centres ouverts entre 1980 et 2000 autour de 7,5%, celui des centres ouverts dans les années 2000 autour de 10% ».
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Aujourd’hui encore, Emmanuel Le Roch, délégué général de Procos, confirme que « les nouveaux centres commerciaux peinent à trouver leur place ». Pire encore, la vacance commerciale des centres commerciaux ne cesse d’augmenter d’année en année, à près de 11% en 2017, alors qu’elle n’était que de 4,6% en 2012 (voir Codata digest France 2018). Pas de quoi inquiéter pour autant le Conseil National des Centres Commerciaux, qui fait mine d’ignorer le problème. « La vacance n’est pas inquiétante, dans de nombreux centres elle est même voulue, afin de pouvoir gérer au mieux la rotation des enseignes », rétorque Gontran Thüring, délégué général de la CNCC.
Des centres commerciaux aux retails parks à ciel ouvert
La frénésie constructrice des promoteurs immobilier peut-elle conduire à l’apparition de Dead Mall, comme on peut en voir depuis plusieurs années aux Etats-Unis ? Pour le moment la France reste plutôt épargnée par le phénomène, mais la donne pourrait rapidement changer vu le rythme de progression de la vacance commerciale. Et ce d’autant plus que les enseignes sont désormais plus sélectives dans leur choix d’emplacement. Dans le secteur de la mode notamment, les surfaces commerciales des chaînes spécialisées ont reculé de 3 % en 2016, une première « après vingt-cinq ans de croissance », souligne l’Institut Français de la Mode. Les prix des loyers notamment sont pointés du doigt. « Sur la période 2013/2016, nos données montrent que le chiffre d’affaires a progressé de 0,3% par an dans les centres commerciaux, alors que les loyers augmentaient eux de 1,8% par an, hors charges ! Les enseignes ont de plus en plus de mal à encaisser ce décalage », affirme Emmanuel Le Roch. Un vrai signal d’alarme pour Pierre Creuset, Directeur Général de l’association Centre-ville en mouvement. « Si nous poursuivons dans cette direction, nous nous retrouverons à terme avec des centres commerciaux déserts », redoute-t-il.
“Dans les centres commerciaux, le prix des loyers augmente plus vite que le chiffre d’affaires en magasin. De plus en plus d’enseignes ne peuvent plus suivre »
Les promoteurs immobiliers l’ont bien compris, d’où un ajustement de leur stratégie, avec le lancement de nouveaux formats, afin de continuer à séduire les enseignes. « Le modèle des retails parks notamment est très intéressant, souligne Christian Dubois. Les loyers et charges sont bien moindres que dans les centres commerciaux, explique-t-il. Cela pourrait conduire à de nouveaux arbitrages auprès des enseignes. » La concurrence est déjà lancée. En Seine-et-Marne par exemple, les Galeries Lafayette ont tout récemment décidé de quitter le centre commercial d’Evry 2 (ouvert en 1975), pour rejoindre son concurrent Carré Sénart (ouvert en 2002), distants de seulement 15 km.
Les villages de marques ont le vent en poupe
Les villages de marques aussi se montrent plus ambitieux, alors même que le modèle est loin d’avoir fait ses preuves. « Il suffit de se promener une journée dans l’un de ces villages et discuter avec les commerçants pour s’apercevoir que bien souvent la mayonnaise ne prend pas », certifie Marc Nécand, co-président du Collectif National contre les Centres de Marques. Avec des chiffres à l’appui. “Nous avons effectué un recensement des enseignes présentes au sein des centres de marques français entre le 25 janvier et le 2 février 2018, et pour plusieurs d’entre eux nous avons relevé des situations alarmantes : Au Marques Avenue de Troyes, ouvert en 1993, plusieurs bâtiments sont fermés, le Quai des Marques à l’Ile-Saint-Denis, inauguré en 1995, compte quant à lui une quinzaine de cellules fermées. La situation est encore plus grave du côté du Quai des Marques à Franconville, ouvert en 1997, où l’on recense une vingtaine de cellules vide, détaille Marc Nécand. Le turn over aussi est impressionnant, signe que de plus en plus d’enseignes se rendent compte qu’elles n’y retrouvent pas. A cela il faut enfin ajouter la progression du nombre de cafés, brasseries et restaurants dans de nombreux centres de marques. Des nouveaux commerces qui viennent directement concurrencer les commerçants des communes voisines, alors même qu’à la base ces villages de marques sont présentés comme des centres de déstockage textile…»
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Pas de quoi refroidir les ardeurs des promoteurs, à l’image de McArthur Glen qui vient tout récemment d’ouvrir un Village de Marques de 19000 m2 à Miramas, ou encore Adventail qui inaugurera le Honfleur Normandy Outlet, en Normandie. A Coutras également, dans la région bordelaise, Vinci ambitionne de construire l’un des plus gros centres de marques du pays, avec le soutien appuyé de la municipalité. Et ce alors même que les communes voisines de Libourne, Périgueux, Bergerac et même Angoulême font partie des 222 villes retenues par le plan “Action Coeur de Ville », qui prévoit d’investir 5 milliards d’euros d’argent public pour la redynamisation des centres-villes. Une implantation très dicutable discutable donc, d’autant plus que la France recense aujourd’hui 23 villages de marques sur son territoire, soit deux fois plus que chez nos voisins allemands ! Une concurrence accrue qui pousserait même, dans certains cas, les promoteurs à délaisser leurs propres centres. Dans une interview accordée au Collectif National contre les Centres de Marques, Patrick Oudet, patron de l’enseigne Bayard, fait part de son inquiétude concernant la viabilité à long terme du Marques Avenue de Saint-Julien-les-Villas, où l’on recense une quarantaine de cellules vides sur un peu plus de 120 enseignes ! Et met directement en cause la direction : « maintenant qu’ils ont neuf centres en Europe, le site Sancéen a-t-il encore une importance à leurs yeux ? »
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Pourquoi les constructions de m2 se poursuivent ?
Ce contexte plutôt défavorable n’a en aucun cas remis en cause l’appétit des promoteurs immobiliers. Au contraire même, ces derniers rivalisent d’idées pour imaginer des complexes toujours plus grands, et donc de nouveau m2 bâtis. L’exemple du méga projet d’Europa City, qui prévoit de s’installer dans une zone déjà dense en offre commerciale, et ce alors même qu’une décision de justice défavorable vient d’être rendue, est le reflet de cette situation. Et pour cause, malgré la baisse de la fréquentation et une vacance qui a plus que doublé en l’espace de 5 ans, l’investissement dans l’immobilier commercial reste toujours attractif. « Il n’y a pas de mystère, si les constructions se poursuivent c’est parce que les rendements sont très bons », confirme Christian Dubois. Contrairement à l’immobilier locatif, les impayés sont bien moins nombreux et l’investisseur assoit son projet sur un bail de longue durée. Le contrat de location est également plus souple et permet de répercuter davantage de charges sur le locataire. Et peu importe que les locaux soient vides, puisque des procédés comptables permettent aux promoteurs de faire figurer la valeur de leurs murs commerciaux à l’actif de leur bilan. Ainsi plus les loyers sont élevés, plus leurs murs commerciaux, et ainsi leur société, sont valorisés. A cela s’ajoute un contexte bancaire favorable, avec des banques volontiers prêteuses à ces grandes entreprises, qui en profitent pour décupler leur rentabilité grâce à l’effet de levier (cf graphique ci-dessous). Et entretiennent le risque de création d’une bulle immobilière.
Enfin, les promoteurs peuvent s’appuyer sur un statut juridique favorable, les SIIC (Societé d’Investissement et d’Immobilier Cotée), créé par les pouvoirs publics en 2002 pour développer la construction d’immeuble commerciaux. Les SIIC sont en effet exemptés d’IS. Il n’en fallait pas plus pour convaincre les acteurs de la grande distribution alimentaire de creuser le filon via leur filiale respective (Carmilla pour Carrefour, Immochan pour Auchan, Mercialys pour Casino…). Et ce d’autant plus qu’avec la guerre des prix qu’ils se livrent, l’immobilier permet de restaurer les marges très faibles de leur activité alimentaire.
Une bulle peut-elle exploser ?
Construire à court terme car c’est rentable, avec des terrains en zones périphériques très bon marché, voici en résumé à quoi ressemble actuellement la logique des promoteurs immobiliers. Un cocktail explosif propice à l’éclatement d’une bulle immobilière ? Dans un rapport datant de 2016, le Haut Conseil de Stabilité Financière, l’autorité macroprudentielle française chargée d’exercer la surveillance du système financier, s’inquiétait déjà de l’apparition d’une possible bulle, du fait des prix anormalement haut de l’immobilier commercial (bureaux, locaux commerciaux, immobilier de service, parking ainsi que l’immobilier résidentiel détenu par des institutionnels). Selon ce rapport, « l’immobilier commercial français dans son ensemble pourrait présenter une surévaluation, dans une fourchette de 15%-20%, avec des chiffres proches de 30% pour certains segments tels que les bureaux parisiens ». Une situation d’autant plus alarmante qu’elle est propre au territoire français. « Sur le panel de pays retenus, la France passe du statut de pays le plus rentable jusqu’en 2005 à celui de pays le moins rentable en 2014 ; dans ce contexte, la poursuite de la progression des prix après le rebond de 2009-2010 peut sembler paradoxale », peut-on notamment lire. D’où la crainte d’une valorisation excessive, propice « à l’émergence d’un épisode d’emballement, pouvant pousser certains acteurs à réaliser des opérations à risque, tant en termes de viabilité du projet que de pratiques d’endettement. »
En clair, un risque réel de bulle immobilière, déjà identifié depuis plusieurs années par les spécialistes du secteur, à l’image de Pascal Madry, directeur de Procos et de l’Institut pour la Ville et le Commerce (lire à ce propos son article Le commerce est entré dans sa bulle). Reste alors à savoir les conséquences de l’éclatement d’une telle bulle sur l’ensemble de l’économie, surtout lorsque l’on sait que depuis 2012, les épargnants peuvent intégrer du placement immobilier dans leur contrat d’assurance vie, le placement préféré des Français. Les autorités de régulation (CDAC et CNAC) ne semblent, elles, pas inquiètes, pour preuve « en 2016, le volume des surfaces commerciales autorisées a encore augmenté de 22% (dont 90% ont été installées en périphérie) », note l’association Centre-Ville en Mouvement. Pour cette année, le rythme de construction devrait se maintenir à un niveau élevé. D’après les prévisions de Cushman&Wakfield, 750 000 m2 de surfaces commerciales périphériques sortiront de terre en 2018, dont 80% de création. Pour les promoteurs immobiliers, le risque de bulle ne semble pas être la préoccupation majeure. Jusqu’ici tout va bien. Affaire à suivre.
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